6. RUBRIQUE « SOCIÉTÉ »
Ils étaient tous dans la petite salle de conférences du premier étage pour la réunion du service « Société » du Guetteur moderne. Lucrèce Nemrod participait pour la première fois à ce rituel et Franck Gauthier, son collègue de la science, lui proposa de s’asseoir à côté de lui.
Un coursier apporta un paquet d’exemplaires du numéro qui sortirait le lendemain dans les kiosques. Les journalistes s’emparèrent chacun d’un magazine afin de vérifier si leur article n’avait pas été coupé au dernier moment ou si on n’avait pas oublié leur signature.
Dans son vaste bureau, trônait Christiane Thénardier, la chef de rubrique, protégée par une table en marbre froid et massif. Elle souhaita à tous la bienvenue et annonça qu’il leur faudrait faire vite car elle avait un déjeuner important à treize heures. Comme d’habitude, elle suggéra que l’on procède à un tour de table, dans le sens des aiguilles d’une montre, chacun proposant son sujet pour le prochain numéro.
Maxime Vaugirard, le journaliste sociologico-humoristique, prit la parole en premier. Il comptait écrire un papier sur les tripiers, un métier en voie de disparition. En raison des découvertes récentes sur le prion du bœuf, mais aussi à cause d’une sensiblerie mal placée, les consommateurs, expliqua-t-il, rechignaient de plus en plus à manger des intestins, des foies, des reins, de la cervelle ou de la mœlle. Conséquence : des plats gastronomiques traditionnels tels que les tripes à la mode de Caen, la cervelle aux câpres et les rognons sauce Madère se faisaient de plus en plus rares sur les cartes des restaurants.
La chef de rubrique convint qu’il s’agissait là d’un noble combat et s’empressa de donner son feu vert à la réhabilitation des plats de viscères.
Florent Pellegrini, grand reporter en criminalité, souhaitait enquêter sur une petite grand-mère qui avait longtemps vécu recluse dans son appartement parisien avant d’être retrouvée dévorée par ses chats.
— Excellent petit polar noir, convint la chef de rubrique, à condition évidemment de le traiter avec un peu d’humour.
Clothilde Plancaoët, spécialisée en écologie, souligna que même si l’on n’en parlait plus, la centrale de Tchernobyl continuait doucement à s’enfoncer et menaçait de toucher une nappe phréatique et donc de contaminer toute l’eau potable de la région.
La chef de rubrique fit la moue, arguant que le sujet était déjà démodé.
Clothilde Plancaoët suggéra alors un papier sur les baleines se suicidant en masse au large de la Californie.
— On sait que les baleines émettent des chants en infrasons, lesquels se propagent sur de grandes distances. Or les bruits de moteur des bateaux parasiteraient ces chants. Du coup, les baleines ne peuvent plus se parler et, par manque de communication, elles se tueraient.
Christiane Thénardier eut un geste de la main.
— Aucun intérêt. Ma pauvre Clothilde, si toute votre imagination consiste à nous refiler des sujets rebattus ou des resucées de la presse anglo-saxonne, ce n’est peut-être pas la peine que vous vous dérangiez encore pour participer à nos réunions.
Clothilde Plancaoët blêmit, se leva et se précipita vers la porte afin de ne pas offrir à sa supérieure hiérarchique le plaisir de la voir pleurer. Celle-ci haussa les épaules et alluma un cigare.
— Clothilde est trop fragile, trancha-t-elle. Dans ce métier il faut des couilles.
Florent Pellegrini ébaucha un mouvement vers la sortie afin de tenter de réconforter la jeune journaliste écologiste, mais la maîtresse des lieux le retint.
— Laisse donc. Quand elle en aura fini avec sa petite crise d’amour-propre, elle reviendra. De toute façon, elle n’a pas le choix. Suivant.
Ghislain Bergeron évoqua l’ambiance de peur dans les lycées. Beaucoup de professeurs vivaient dans la terreur de leurs élèves, lesquels arrivaient de plus en plus souvent en cours armés de couteaux à cran d’arrêt ou de pistolets trafiqués.
— A la moindre mauvaise note, les profs savent qu’ils risquent de retrouver leurs pneus crevés, voire d’être menacés de mort. Il y en a tellement qui craquent que l’administration vient d’ouvrir un neuvième centre de repos pour pédagogues à bout de nerfs.
— Excellent sujet. Surtout que nous comptons un important pourcentage d’enseignants parmi nos abonnés.
Lorsque vint son tour, Kevin Abitbol, journaliste polyvalent, proposa une recension des cent Français les plus riches.
Le sujet avait certes été traité il y avait un mois à peine mais les gens aiment bien savoir qui jalouser, et c’était donc toujours l’assurance d’une bonne vente.
Pour l’heure, dans la liste des sujets sans risques qui marchaient à tous les coups, on comptait sur : « les nouveaux célibataires », « les francs-maçons », « la crise de l’immobilier » et, bien sûr, « les cent Français les plus riches ». N’arrivaient qu’ensuite « les nouveaux régimes qui font maigrir », « Dieu et la Science », « le mal de dos » et « la sexualité des Français ».
Chaque fois que le journal accusait une baisse des ventes, on faisait appel à ces valeurs sûres. Or justement, ces temps-ci, des lecteurs manquaient à l’appel. Officiellement, on mettait en cause l’omnipotence de la télévision. Officieusement, on déplorait que les magazines concurrents affichent depuis un moment de plus alléchantes couvertures. Telles que « les francs-maçons célibataires » ou « Dieu et la sexualité des Français »… Il n’y avait plus lieu donc d’hésiter à sortir la grosse artillerie. « Les cent Français les plus riches », ce serait parfait.
Satisfaite, la chef de rubrique poursuivit sa ronde et se tourna vers Franck Gauthier, journaliste scientifique. Il proposa comme sujet : « L’homosexualité est-elle un gène héréditaire ? » Il expliqua que de sérieuses recherches scientifiques menées par un laboratoire américain militaient en ce sens. « Scientifique », « sérieux », « laboratoire américain », trois assertions aptes à crédibiliser n’importe quel sujet.
Florent Pellegrini leva pourtant la main.
— Euh… Un gène héréditaire ? Sans être un scientifique, pour ma part, Franck, il me semble que… les homosexuels ne se reproduisent pas.
Il y eut quelques rires étouffés parmi la vingtaine de journalistes présents. Cette manifestation d’hilarité agaça la chef de rubrique.
— Excellent sujet, trancha-t-elle. Nous avons un large public d’homosexuels qui se précipitera sur ce genre d’article. Ne serait-ce que pour savoir si c’est vrai ou faux.
Satisfait, Franck Gauthier se décida ensuite à présenter sa nouvelle stagiaire. Il expliqua que Lucrèce Nemrod avait fait ses classes dans un quotidien du Nord dont le rédacteur en chef la lui avait chaudement recommandée.
Christiane Thénardier toisa la nouvelle recrue de la tête aux pieds, s’arrêtant au passage sur la poitrine pommée. Elle s’attarda aussi sur la longue crinière rousse micro-ondulée. La chef, elle, avait les cheveux courts et décolorés en blond platine. Sur-le-champ, la femelle humaine mûre considéra la femelle humaine jeune comme une rivale. Toutes sortes d’informations olfactives lui confirmèrent cette première impression. Lucrèce Nemrod fleurait bon les hormones fraîches alors que Christiane Thénardier était contrainte de s’asperger copieusement de parfums onéreux.
En outre, Lucrèce Nemrod avait une grâce naturelle. Et surtout, surtout, ce regard insolent qui la narguait sur son territoire.
Christiane Thénardier se contint. Elle se souvenait d’avoir lu dans un article de Pellegrini que dans les prisons pour femmes, lorsqu’une nouvelle venue était trop jolie, les anciennes lui sautaient dessus pour lui lacérer le visage avec l’angle des carrés de sucre. Pourquoi le sucre ? Parce que les cicatrices laissées par cette dure friandise sont indélébiles.
— Les quotidiens régionaux sont une excellente école, en effet, convint-elle sentencieusement. Quelle est sa proposition de sujet ?
Lucrèce Nemrod se leva.
— En sortant de mon studio ce matin, j’ai aperçu un attroupement devant l’appartement situé juste au-dessous du mien. Un meurtre. La police était déjà là. Mon voisin a été assassiné d’un coup de piolet au ventre alors qu’il prenait son bain.
La chef de rubrique ralluma son cigare qui menaçait de s’éteindre et expédia des rafales de fumée dans toutes les directions comme pour rappeler qu’elle disposait du pouvoir d’empoisonner tous les poumons alentour sans que quiconque ose s’y opposer.
— S’il y a crime, cette affaire est du ressort de Florent Pellegrini.
— La victime est connue. C’est le Pr Pierre Adjemian, l’un des plus grands experts au monde en matière de paléontologie humaine. Il s’était fixé pour objectif la découverte du chaînon manquant.
— Du quoi ?
— Du chaînon manquant. Le mystère originel. Un jour, un singe s’est mué en un être humain. Mais il y a eu une phase intermédiaire. Les scientifiques ont pris l’habitude de désigner cet être intermédiaire sous le nom de « chaînon manquant ». Le Pr Adjemian a consacré toute sa vie à la recherche du chaînon manquant et je suis convaincue que son assassinat n’est pas l’œuvre d’un rôdeur, comme le pense la police, mais qu’on l’a bel et bien tué parce qu’il avait découvert ce secret et s’apprêtait à le révéler au monde. On a voulu le faire taire. Ce que je vous propose donc, c’est un article relatant les plus récentes découvertes scientifiques sur nos origines et une enquête sur la mort du Pr Adjemian. Une sorte de polar paléontologique.
La chef de rubrique ne répondit pas tout de suite. Elle s’empara d’une petite guillotine sur son bureau, trancha l’extrémité trop mâchouillée de son cigare, dévisagea à nouveau la stagiaire et décida qu’elle était vraiment trop jolie.
— Non.
— Quoi, non ?
— Non. Votre sujet ne m’intéresse pas.
— Et pourquoi donc ? s’entêta Lucrèce.
— Sans doute en raison de votre jeune âge ou parce que vous n’avez exercé qu’en province, vous avez une vision un peu naïve de notre profession. Dans un hebdomadaire, il est impossible de travailler sur une actualité chaude telle que la mort d’un scientifique. Nous serions toujours en retard par rapport aux quotidiens. D’ailleurs, je suis bien sûre que cette affaire a déjà été amplement commentée par la presse du jour.
Franck Gauthier confirma avoir déjà lu en effet plusieurs nécrologies du Pr Adjemian dans les quotidiens.
— De toute façon, déclara doctement la chef, votre type n’est pas assez médiatique. Un acteur, un chanteur, un top model, il n’y a que ces gens qui intéressent le grand public. La mort d’un scientifique, c’est juste un fait divers.
Lucrèce Nemrod plongea son regard émeraude dans les pupilles brunes de sa supérieure hiérarchique.
— C’est précisément pour ça que je suggère d’étendre le sujet à un dossier faisant le point sur la recherche de nos origines. C’est l’une des trois grandes questions que se pose tout un chacun. Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Et… d’où venons-nous ?
La chef de rubrique était assez satisfaite d’avoir contraint la mignonne à sortir de sa réserve. Bien calée dans son fauteuil directorial en peau de buffle, il ne lui restait plus qu’à porter l’estocade finale.
— Ne soyez donc pas insolente, ma petite. J’en ai maté de plus coriaces que vous. Plutôt que vos trois questions, une seule et unique devrait vous tarauder : « Comment dégoter un sujet qui plaise à ma chef de rubrique ? »
Un rire parcourut l’assistance qui, sentant la tension monter, tenait ainsi à manifester son total soutien à l’ordre établi.
— Et toc ! murmura Maxime Vaugirard, un rien trop fort.
— Mais…, tenta encore Lucrèce.
Franck Gauthier chercha du talon de sa chaussure le bout des orteils de sa stagiaire et les écrasa le plus fort qu’il put pour la contraindre à se taire. Le coup fut comme une décharge électrique et la jeune fille manquant d’air, bouche béante, ne put terminer sa phrase.
— Proposition suivante ! lança la chef pour clore le débat.
Après les réunions, les journalistes de la rubrique « Société » avaient pour habitude de se retrouver à la Brasserie alsacienne, juste en bas du journal. Chacun commanda sa chope. Les bières succédèrent aux bières jusqu’à ce qu’ils se sentent tous un peu flageolants. Ils se rassemblèrent alors autour de Lucrèce Nemrod qui n’était pourtant pas la dernière à lever le coude.
— Fais gaffe, conseilla Franck Gauthier. Tu as tort de répondre comme ça. La Thénardier est dure. Si elle te prend en grippe, tu n’as pas fini d’en baver.
— Elle croit que si elle ne fait pas peur, elle n’est plus respectée. L’an dernier, elle a poussé une fille à démissionner en l’humiliant systématiquement à toutes les réunions, renchérit Kevin Abitbol.
— C’est son côté cruel. La cruauté gratuite, c’est le luxe des vrais chefs, énonça doctement Maxime Vaugirard.
En dépit de ses articles satiriques où il raillait toutes les lâchetés humaines, ce journaliste s’était toujours paradoxalement montré un modèle zélé de collaboration avec les hiérarchies en place.
— Et c’est bien pour cela qu’on les respecte, conclut Ghislain Bergeron qui enviait la place de « chouchou de la chef » acquise par Vaugirard.
— Dans ce cas, il vaudrait mieux que je quitte cette rédaction, dit sombrement Lucrèce Nemrod.
— Mais non, si tu ne persistes pas dans cette attitude butée, tout ira bien, répondit Franck Gauthier. De toute façon, quelle que soit ta proposition, elle l’aurait refusée simplement parce qu’elle adore casser les petits nouveaux. Surtout les femmes. Elle n’aime pas les femmes. Mais la Thénardier, je la connais bien, elle explose sur le coup et ensuite, elle oublie vite. Alors, laisse tomber cette histoire de chaînon manquant et trouve un autre sujet. Du genre « faut-il se faire enlever les verrues plantaires ». Ça, elle pourra pas t’empêcher de l’écrire. En plus, c’est le genre de papier qui la passionne.
Lucrèce Nemrod les considéra tous.
— Mes pauvres amis, elle vous fait donc trembler à ce point ? Vraiment, je ne vous comprends pas ! Ça ne vous intéresse pas de connaître la vérité sur les origines de l’humanité ?
— Non, reconnut Ghislain Bergeron.
— Moi non plus, admit Florent Pellegrini. Mon père était alcoolique. Il me filait des torgnoles en rentrant bourré du café. Et je ne veux surtout pas connaître la suite d’individus qui l’a engendré. Ils étaient sûrement pires.
Lucrèce Nemrod tapa du plat de la main sur la table.
— Eh, les gars ! Je suis sérieuse, moi ! Les origines de l’humanité, c’est un problème crucial. D’où venons-nous ? Pourquoi, comment l’être humain est-il apparu sur cette terre ? Pourquoi toi Franck, toi Maxime, toi Ghislain, vous êtes là, tout habillés, à rédiger des articles plutôt que de vivre nus dans les arbres à cueillir des fruits mûrs ? D’où venons-nous ? Il n’existe pas de thème plus passionnant. Je me moque des verrues plantaires. Je me fiche de l’homosexualité héréditaire. Je me bats l’œil des cent Français les plus riches. En revanche, j’en vois ici parmi les plus arriérés et je constate avec surprise qu’ils se disent journalistes. J’ai toujours considéré ce métier comme appartenant de droit aux gens les plus curieux et les plus innovants. Or, je m’aperçois que vous êtes des humains dénués de toute curiosité et uniquement préoccupés des rapports de pouvoir au sein de votre rédaction.
Franck Gauthier avala sa bière à grosses lampées et crut bon de morigéner sa jeune stagiaire.
— Allons petite, faudrait voir à ne pas manquer de respect à tes aînés. D’abord, qui es-tu pour nous juger ? Tu n’es rien, tu n’es personne ici. Si tu veux être admise à part entière dans notre cercle de journalistes, commence par t’écraser et par adopter un profil bas.
Elle fit mine de partir.
— D’accord, j’ai compris. Je m’en vais proposer mon sujet à un autre hebdo.
Florent Pellegrini la retint par le coude.
— Attends, ne sois pas si susceptible. Si tu prends tous tes sujets autant à cœur, tu ne feras pas long feu dans le métier. Allons, il y a peut-être moyen de t’aider à sortir ton histoire.
Lucrèce Nemrod dégagea d’autant plus prestement son bras que Florent Pellegrini l’avait saisi de façon à effleurer ses seins au passage.
— C’est quoi, ton idée ?
Son collègue ne prononça qu’un nom :
— Isidore Katzenberg.
Les autres parurent fouiller dans leurs souvenirs à la recherche d’un être correspondant à ce patronyme.
— Vous ne vous souvenez pas d’Isidore Katzenberg ?
Ghislain Bergeron fronça les sourcils.
— Katzenberg ? Celui qu’on surnommait le « Sherlock Holmes scientifique » ?
— En personne.
— Il n’a pas écrit de papier depuis au moins dix ans, rappela Maxime Vaugirard. En plus, on raconte qu’il vit comme un ermite dans je ne sais quel château.
— Peut-être. N’empêche, c’était un spécialiste des affaires scientifiques menées à la façon d’enquêtes policières. Et n’est-ce pas exactement ce que tu veux faire ?
— Katzenberg ? il est hors-jeu, affirma avec dédain Franck Gauthier.
Florent Pellegrini avala une rasade de bière, frissonna d’émotion en en savourant l’amertume et posa sur l’épaule de la jeune fille une main paternelle que, cette fois, elle ne repoussa pas.
— Je suis certain que si la petite parvient à entrer en contact avec lui et à lui faire partager son enthousiasme pour le chaînon manquant, il saura l’aider. Ce n’est quand même pas tous les matins qu’on assassine un paléontologue de premier plan. Katzenberg marchera sûrement. Et s’il consent à entrer dans la bagarre, sa signature a suffisamment de poids pour qu’il court-circuite la Thénardier.
Les yeux vert émeraude étincelèrent. Lucrèce Nemrod sortit son calepin et fit jaillir la mine de son crayon :
— Et il vit dans quel château, votre Sherlock Holmes scientifique ?